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IV
Jeudi
La fille Rachel est accusée d’infanticide.
Elle s’avance craintivement jusqu’à la barre; elle porte sur son corsage noir un châle de laine blanche. De la place où je suis, je distingue mal son visage; sa voix est douce. Elle est domestique à Saint- Martin de B., dans la même maison depuis l’âge de treize ans; elle en a dix-sept aujourd’hui.
Elle était parvenue à dissimuler sa grossesse; les premières douleurs la saisirent comme elle était en train de traire les vaches. Elle rentra, coula le lait dans la laiterie, fit le ménage; mais les douleurs devinrent si fortes qu’elle dut s’asseoir; elle était affreusement pâle.
«Si tu es malade, monte te reposer dans ta chambre», dit sa maîtresse. La chambre de Bertha Rachel était au premier, à côté de celle des maîtres. Sitôt étendue sur sa paillasse, elle accoucha d’une petite fille.
Elle avait «peur d’être grondée», et comme la petite criait, par crainte que les patrons n’entendissent, Bertha mit la main sur la bouche de la petite et l’y maintint jusqu’à ce que les cris aient cessé. Quand Bertha vit que l’enfant ne respirait plus, elle prit une paire de ciseaux dans sa jupe et en porta un petit coup à la gorge de l’enfant.
Il ressort de l’instruction qu’elle n’a donné le coup de ciseaux qu’après que la petite était déjà morte étouffée. Le ministère public cherchera à établir que c’est pour «constater que le sang avait cessé de circuler». Je crois à plus d’inconscience. Le président presse Bertha de questions, mais le rôle des ciseaux reste aussi peu clair.
Quand Bertha Rachel se fut assurée que son enfant avait cessé de vivre, elle cacha le petit cadavre provisoirement dans son seau de toilette, jeta le placenta par sa fenêtre qui donnait précisément sur la fumière, puis tout aussitôt redescendit pour reprendre son travail.
Le lendemain, avec un louchet elle creusa un trou derrière la grange, au bord du fossé – un petit trou, car elle était sans forces – où elle enterra
l’enfant.
La gendarmerie fut avertie peu de jours après par une lettre anonyme; et le cadavre de l’enfant fut retrouvé. Le président ne croit pas devoir insister sur cette lettre anonyme, sur laquelle aucun renseignement n’est donné; et comme je ne suis pas du jury pour cette affaire, aucune question n’est posée à ce sujet; et l’on passe outre.
Le Président: «Votre patronne, durant le temps de votre grossesse, ne se doutait de rien?»
L’Accusée: «On voyait bien que je grossissais, mais ma patronne ne voulait pas le dire. Elle ne m’en a pas parlé du tout».
Puis, à voix plus basse et un peu confusément, tout à coup:
«C’était l’fils du patron qui me l’a fait».
Le Président: «Vous n’avez pas dit cela d’abord». Puis se tournant vers le jury: «À l’instruction elle s’est obstinément refusée à dire qui
était le père de l’enfant».
La fille Rachel continuant, sans écouter le président:
«Il m’a conseillé de l’faire disparaître pour qu’on ne sache pas que c’était de lui».
Le Président: «Le faire disparaître comment?»
– «En l’mettant dans la terre».
Cela est dit sans intonation aucune; la pauvre fille paraît à peu près stupide. […]